Il tirait lentement sur sa
cigarette. Des ronds de fumée se formaient au bout, puis s’évanouissaient.
– Ça, tu peux le dire, et
même le répéter.
– Je n’aime pas beaucoup le
papier à lettres, répéta-t-il en souriant.
– Mais tu es toujours
capable de mettre ta mère en boîte. Ça, ça n’a pas changé.
– Je suis désolé. Comment ça
va, maman ?
Elle posa la poêle dans l’évier, tira
sur le bouchon et essuya la dentelle de mousse qui recouvrait ses mains rougies.
– Pas trop mal, dit-elle en
s’asseyant à la table. Mon dos me fait des misères, mais je prends des médicaments.
Je m’en tire pas trop mal.
– Il s’est pas dévissé
depuis que je suis parti ?
– Si, une fois. Mais le
docteur Holmes m’a arrangé tout ça.
– Maman, les chiropraticiens
sont tous…
Des escrocs, avait-il failli dire.
– Sont des quoi ?
Il haussa les épaules, mal à l’aise
devant son sourire en coin.
– Tu es majeure et tu as
toutes tes dents. Si ça t’aide, tant mieux.
Elle soupira et prit un rouleau
de pastilles à la menthe Life Savers dans la poche de sa robe.
– Il y a longtemps que je
suis majeure. Et je commence à le sentir. Tu en veux une ?
Il secoua la tête pour refuser la
pastille qu’elle avait fait sortir de l’emballage avec son pouce. Elle la fit
tomber dans sa bouche.
– Tu es encore très bien, tu
sais, dit-il en retrouvant le ton flatteur et vaguement moqueur qui avait été
le sien autrefois.
Elle avait toujours aimé ces
petits exercices, mais cette fois sa médiocre tentative n’amena qu’une ébauche
de sourire sur les lèvres de sa mère.
– Des hommes dans ta vie ?
reprit-il.
– Plusieurs. Et toi ?
– Non, répondit-il très
sérieusement. Pas d’hommes. Quelques filles, mais pas d’hommes.
Il avait espéré la faire rire, mais
il ne fut gratifié que d’un fantôme de sourire pour sa peine. Je la rends
nerveuse, pensa-t-il. Elle ne sait pas ce que je fabrique ici. Elle ne m’a pas
attendu pendant trois ans pour que je me pointe comme ça. Elle aurait sûrement
préféré que je me perde dans la nature.
– Tu ne changeras jamais. Toujours
en train de faire des blagues. Tu n’es pas fiancé ? Tu sors avec une fille ?
– Je me débrouille, maman.
– Tu t’es toujours
débrouillé. Au moins, tu n’es jamais venu me dire que tu avais fait un moutard
à une gentille petite fille, je dois le reconnaître. Ou bien tu étais très
prudent ou bien tu as eu beaucoup de chance, ou bien tu étais très bien élevé.
Larry fit de son mieux pour
rester impassible. C’était la première fois de sa vie qu’elle lui parlait de
sexe, directement ou indirectement.
– Tu finiras par apprendre, comme
les autres, dit Alice. Tout le monde croit que les célibataires ont la belle
vie. Faux. Ils vieillissent, prennent du ventre, deviennent méchants, comme M. Freeman.
Il habite au rez-de-chaussée et il est toujours derrière sa fenêtre, à attendre
que le vent tourne.
Larry poussa un grognement.
– J’ai entendu ta chanson à
la radio. Quand je dis aux gens que c’est celle de mon fils, celle de Larry, la
plupart ne veulent pas me croire.
– Tu l’as entendue ?
– Pourquoi ne le lui
avait-elle pas dit plus tôt, au lieu de lui débiter toutes ces conneries.
– Évidemment, elle passe
tout le temps sur la station rock des jeunes, tu sais, WROK.
– Et tu aimes ça ?
– Autant que le reste de
cette musique, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. Je trouve que
c’est un peu… évocateur. Obscène.
Il eut envie de remuer les pieds
sous la table, mais se retint.
– On cherche simplement à
faire une musique… passionnée, maman. C’est tout.
Il était rouge comme une pivoine.
Il n’aurait jamais cru se retrouver dans la cuisine de sa mère en train de
parler de passion.
– L’endroit pour la passion,
c’est la chambre à coucher, répliqua-t-elle sèchement, mettant un point final à
toute analyse esthétique de son hit. Et puis, tu as fait quelque chose avec ta
voix. On dirait une voix de nègre.
– Maintenant ? demanda-t-il,
amusé.
– Non, à la radio.
– Une voix de nèg’? fit
Larry en imitant la voix cuivrée de Bill Whithers.
– C’est ça. Quand j’étais
jeune, on trouvait que Frank Sinatra y allait un peu fort. Et maintenant, ce
rap. Moi j’appellerais plutôt ça des hurlements, dit-elle en le regardant d’un
air désapprobateur. Au moins, on ne hurle pas sur ton disque.
– Je touche des droits. Un
pourcentage sur chaque disque vendu. Ça revient à…
– Arrête ça, dit-elle en
faisant un geste agacé de la main. Je n’ai jamais rien compris aux maths. Est-ce
qu’ils t’ont déjà payé, ou est-ce que tu as acheté ta petite voiture à crédit ?
– Pas beaucoup encore, répondit-il,
patinant artistiquement au bord du mensonge. J’ai payé comptant une partie de
la voiture. J’ai emprunté pour le reste.
– Crédit facile, dit-elle d’une
voix sinistre. C’est comme ça que ton père a fait faillite. Le docteur a dit qu’il
était mort d’une crise cardiaque, mais c’est pas vrai. Il avait le cœur brisé.
C’est le crédit qui a envoyé ton père à la tombe.
Il connaissait la chanson et il
la laissa la seriner encore une fois, hochant la tête quand il fallait. Son
père était propriétaire d’une mercerie. Et puis une succursale d’une grosse
chaîne s’était installée pas très loin. Un an plus tard, il avait fermé boutique.
Pour compenser, il s’était mis à manger et il avait pris cinquante kilos en
trois ans. Il était tombé raide mort sur la table de la cuisine quand Larry
avait neuf ans, un énorme sandwich au pâté à moitié terminé sur son assiette
devant lui. À l’enterrement, quand sa sœur avait essayé de consoler une femme
qui paraissait n’en avoir aucunement besoin, Alice Underwood avait dit que ça
aurait pu être pire. Il aurait pu boire, avait-elle ajouté en regardant son
beau-frère, derrière sa sœur.
Ensuite, Alice avait élevé Larry
toute seule, l’imprégnant de ses maximes et de ses préjugés. Et quand lui et
Rudy Schwartz étaient partis dans la vieille Ford de Rudy, sa dernière remarque
avait été qu’ils avaient aussi des asiles de nuit en Californie. Oui monsieur, elle
est comme ça ma maman.
– Tu veux t’installer ici, Larry ?
demanda-t-elle doucement.
– Tu veux bien ? répondit-il,
étonné.
– Il y a de la place. Le lit
pliant est toujours dans la petite chambre. Je m’en sers comme débarras, mais
tu pourrais faire de la place.
– D’accord. Si tu es sûre
que ça ne te dérange pas. Je ne vais rester que quelques semaines. Je pensais
retrouver des vieux copains. Mark… Galen… David… Chris… les copains, quoi.
Elle se leva, s’avança vers la
fenêtre et l’ouvrit.
– Tu peux rester aussi
longtemps que tu veux, Larry. Je ne sais peut-être pas très bien m’exprimer, mais
je suis contente de te voir. Nous ne nous sommes pas quittés en très bons termes.
Nous nous sommes dit des choses désagréables.
Il voyait son visage, encore dur,
mais rempli d’un amour timide, farouche.
– Pour ma part, reprit-elle,
je regrette. Si je t’ai dit ça, c’est parce que je t’aime. Je ne savais pas
comment te le dire, alors j’ai trouvé les mots que j’ai pu…
– Je comprends, répondit-il
en regardant la table.
Il était encore tout rouge. Il le
sentait.
– Écoute, je vais payer ma
part pour la nourriture.
– Si tu veux. Si tu ne veux
pas, ce n’est pas nécessaire. Je travaille. Il y a des milliers de gens au
chômage. Tu es toujours mon fils.
Il pensa au chat crevé, à moitié
sorti de la poubelle, à Dewey le dealer qui souriait en déballant sa camelote. Et
il éclata tout à coup en sanglots. Et, tandis que ses larmes lui faisaient voir
ses mains en double, il pensa que c’était elle qui aurait dû faire une scène, pas
lui – mais rien ne se déroulait comme il l’avait prévu rien. Elle avait changé
finalement. Et lui aussi, mais pas comme il l’avait cru. Quelque chose de bizarre
s’était produit ; elle avait grandi et lui était plus petit qu’autrefois. Il
n’était pas allé chez elle parce qu’il devait bien aller quelque part. Il était
allé chez elle parce qu’il avait peur et qu’il avait besoin de sa maman.
Elle le regardait, debout devant
la fenêtre ouverte. Les rideaux blancs flottaient, poussés par la brise humide,
masquant son visage mais sans le cacher entièrement, comme un fantôme. Le bruit
de la rue montait par la fenêtre. Elle prit son mouchoir, s’approcha de la
table et le glissa dans la main de son fils. Il y avait quelque chose de dur
chez Larry. Elle aurait pu le lui reprocher, mais à quoi bon ? Son père
était un mou et, au fond de son cœur, elle savait bien que c’était ça qui l’avait
vraiment envoyé dans sa tombe ; Max Underwood s’était fait avoir plus en
faisant crédit qu’en empruntant. Alors, ce côté dur chez Larry ? Qui
devait-il remercier ? Ou blâmer ?
Ses larmes ne pouvaient pas plus
changer les aspérités rocailleuses de son caractère qu’un seul orage d’été peut
changer la forme d’un rocher. Et cette dureté pouvait être mise à profit-elle
le savait, elle l’avait appris quand elle avait élevé seule un petit garçon
dans une ville qui s’inquiétait fort peu des mères de famille et encore moins
de leurs enfants – mais Larry ne l’avait pas encore compris. Il allait
continuer à agir sans réfléchir, à mettre lui et les autres dans le pétrin, et
quand le pétrin serait vraiment profond, il s’en tirerait parce qu’il était dur.
Les autres ? Il les laisserait couler à pic ou remonter tout seuls. La
pierre est solide, et il était solide par certains côtés, mais il utilisait
encore destructivement cette solidité. Elle le voyait dans ses yeux, dans tous
ses gestes… même dans la façon dont il agitait son petit tube à cancer pour
faire des ronds de fumée. Il n’avait jamais aiguisé cette lame dure qui était
en lui pour dépecer les gens, et tant mieux, mais quand il en avait besoin, il
s’en servait encore comme un enfant – comme d’une matraque pour s’extirper des
pièges qu’il s’était lui-même tendus. Un jour, elle s’était dit que Larry
changerait. Elle avait changé ; lui aussi changerait.
Mais ce n’était plus un enfant qu’elle
avait devant elle ; c’était un homme fait. Et elle craignait que le temps
du changement – profond, fondamental, celui que le pasteur appelait un
changement de l’âme plutôt que du cœur – ne soit déjà derrière lui. Il y avait
quelque chose chez Larry qui vous faisait grincer les dents, comme une craie
crissant sur un tableau noir. Plus profond, il n’y avait que Larry, seul à
connaître son cœur. Mais elle l’aimait.
Il y avait du bon aussi chez
Larry, beaucoup de bon. Il était là, mais à ce stade, il faudrait rien de moins
qu’une catastrophe pour le faire ressortir. Et il n’y avait pas de catastrophe
par ici ; simplement son fils qui pleurait.
– Tu es fatigué. Prends donc
une douche. Je fais de la place dans la chambre et tu pourras dormir. Finalement,
je pense que je vais aller travailler.
Elle prit le petit couloir qui
menait à l’ancienne chambre de son fils et Larry l’entendit souffler en
déplaçant des boîtes de carton. Il s’essuya les yeux. Le bruit de la rue
montait par la fenêtre. Il essaya de se souvenir de la dernière fois qu’il
avait pleuré devant sa mère. Il pensa au chat crevé. Elle avait raison. Il
était fatigué. Il n’avait jamais été aussi fatigué. Il alla se coucher et
dormit près de dix-huit heures.